C comme... Culture littéraire

Domaine CLE : comprendre le langage écrit
 
Conférence Mireille Brigaudiot
CDDP Hauts de Seine, Janvier 2003
 
Pour une première culture littéraire à l'école
 

N'étant pas spécialiste de littérature, je vais me contenter de regarder la question du point de vue des enfants (en réception) sans poser la question de la définition et des contours du littéraire (problématique de production).

1 - Choix pédagogiques et didactiques

D'après les Programmes de maternelle :
" Construire une première culture littéraire ", page 81
2 ans : impact de la lecture du M + verbalisation suggérée par les images
3 ans : mémorisation des textes soutenue par les images permet reformulation (pas compris ---> pas mémorisé)
5 ans : travail rigoureux de compréhension + débats sur l'interprétation des textes
+ parcours de lecture organisés et imprégnation
+ cultures orales : page 76 : explorer les mondes imaginaires, les grands thèmes, dans les contes et la littérature de jeunesse

On a donc une suite de type :
rencontre avec livres illustrés (albums) ---> compréhension ---> mémorisation ---> interprétation ---> culture

Je vais tout de suite faire un sort au mot " mémorisation " qui, dans le contexte scolaire, ne nous attire que dans des ennuis.
En effet, s'il est vrai que les enfants, même très jeunes, peuvent se souvenir très précisément de narrations qui leur ont été faites, il ne faut pas que les maitres en attendent des mises en mémoire. Cet objectif renverrait immédiatement à une évaluation -ceux qui se souviennent vs ceux qui ne se souviennent pas- et on sait bien les risques qu'on court à évaluer une dynamique qui relève d'acculturation.
Je vais donc poser que TOUS les enfants prennent un peu, beaucoup ou pas du tout, dans leurs mémoires (au pluriel) des éléments des récits qu'ils entendent et des scènes qu'ils voient. Cette activité psychologique personnelle de chacun se " déclenche " à partir de sa propre histoire, de sa vie d'enfant, de ses préoccupations. A nous enseignants, de faire en sorte qu'ils aient envie de vivre ces rencontres entre eux et un récit.

Il nous reste donc rencontre avec des albums ---> compréhension ---> interprétation ---> culture
On remarque que dans cette suite l'interprétation est une forme succédant à la compréhension, la compréhension (ce sur quoi tout le monde peut se mettre d'accord) étant un préalable à l'interprétation (des avis ou ressentis personnels).
On le retrouve dans Programmes cycle 2 :
" Les erreurs d'interprétation, les oublis renvoient souvent à des passages qui n'ont pas été compris ".

Or l'équipe INRP " littéraire ", et notamment Catherine Tauveron proposent un rapport dialectique entre compréhension et interprétation par le biais de lectures en tant qu'activités de résolution de problèmes (problème posé par le texte ou par le lecteur). Il s'agit d'entraîner les élèves à interpréter, c'est-à-dire à opérer consciemment des compléments, des avis, des aller-retour avec d'autres textes et d'en discuter en argumentant. Aussi, dans cette recherche, les textes " résistants " sont-ils plus intéressants (réticents ou proliférants).

Je vais considérer cette pratique passionnante comme étant celle de la cour des grands, au cycle 3 essentiellement, et je vais en proposer une pour la cour des petits. Je fais même l'hypothèse que le jeu de la cour des grands sera d'autant plus intéressant si les élèves ont été entraînés à autre chose AVANT, quand ils étaient dans la cour des petits.

Dans la cour des grands, le maître de la classe est entièrement maître d'œuvre : il choisit l'œuvre " résistante ", il sélectionne un questionnement à propos du texte, il oriente les discussions entre pairs, le tout à partir d'une volonté de mettre les élèves en résolution de problèmes.

Dans la cour des petits, le maître de la classe sait que tout récit fictif écrit illustré va mettre tels ou tels enfants en difficulté de compréhension :
- parce qu'ils sont jeunes et n'ont pas notre " culture " albums
- parce que la dimension projective va les submerger,
- parce que la dimension linguistique (texte lu entendu) va être un obstacle,
- parce que la reconnaissance ou le décodage des images n'est pas à leur disposition,
- parce que le monde mobilisé par l'histoire n'a aucune résonance pour eux,
- parce que la continuité de l'histoire ne va pas de soi,
- parce que les sentiments des personnages ne sont pas à leur portée,
- etc…
Dans la cour des petits, on n'a pas besoin de sélectionner des albums difficiles, ils sont toujours difficiles.

Je vais faire l'hypothèse d'un continuum dans la construction de cette culture littéraire, du cycle 1 au cycle 3, en passant bien sûr par le cycle 2.
Je précise que je vais réduire culture littéraire à culture des récits de fiction.

Caractéristiques du continuum de cette construction

Je choisis 2 caractéristiques de ce continuum, qui peuvent être des outils pour aider les maitres :
- la première caractéristique est le fait, du point de vue de l'enfant, d'entrer dans du fictionnel et d'en faire quelque chose. Ca ne va du tout de soi. Des objets cartonnés se mettent à parler par la voix de la maîtresse et des animaux habillés en humain se mettent à parler et à vivre des aventures. Il faut s'emparer de ce monde qui, selon l'expression de Freud, relève de " l'étrangement familier ".
- la seconde caractéristique c'est que cette entrée suppose que les enfants fassent du sens et que pour cela, des appuis, des repères soient nécessaires. Il faut une part de connu, de rassurant, quelle qu'elle soit. Or plus les enfants sont jeunes, plus il est difficile aux maîtres, d'une part d'anticiper sur cette part de stabilisé avant la lecture d'histoire, d'autre part de recueillir des indices de non-compréhension ou d'incompréhension des élèves, pendant ou après cette lecture.

Je reprends ces deux caractéristiques.

1°) on peut considérer que la rencontre entre des enfants jeunes et des albums est fructueuse, et que de la culture est en jeu, lorsqu'il s'agit de récit, et surtout lorsqu'il s'agit de récit DE FICTION. L'aspect littéraire est alors complètement mobilisé lorsque des mondes se manifestent aux oreilles des enfants uniquement par le langage. C'est une attitude de pensée qu'ils développent à propos de choses qu'ils ne peuvent ni voir ni toucher.
Les histoires des livres n'appartiennent pas au réel et les enfants vont l'apprendre assez vite, de la même manière qu'ils jouent à faire semblant (jeux dits symboliques) sans jamais confondre le réel et le simulé. La prise de conscience progressive que l'on peut inventer des histoires à l'infini, dans sa tête, qu'on peut les écrire et qu'on peut donc en écouter la lecture, puis les lire, me semble être la véritable première culture littéraire.

On remarquera que, dans cette optique, l'album est moins porteur de pensée que ne le sont 2 autres apports culturels fondamentaux qui semblent particulièrement négligés par les maîtres depuis quelques années :
- le conte entendu de la bouche d'un adulte qui n'a rien dans les mains,
- l'histoire entendue alors que l'adulte lit dans un recueil non-illustré.
Dans ces deux cas, on ne peut pas voir d'images (iconiques), elles sont à construire entièrement par une activité mentale. Ce qui n'est pas le cas de l'album qui montre des illustrations, c'est-à-dire une interprétation particulière choisie par l'auteur, et de plus avec la variété infinie des rapports texte - images.
Mais je resterai ici sur la question de l'utilisation des albums.

2°) seconde caractéristique, ce qui fait que les enfants vont s'emparer un peu, beaucoup, passionnément, pas du tout, de ces histoires.
Partons de la proposition de Jocelyne Giasson :
" Le rôle le plus important de la littérature est probablement de permettre aux lecteurs de comprendre le monde qui les entoure, de lui donner sens ". Dans la rencontre entre un enfant et un album, on peut considérer que cette quête de sens peut passer par différents registres:



.

Or si on a affaire à des enfants qui ont entre 2 et 7 ans, on est obligés de tenir compte de cette donnée de leur âge. Tout ce qui peut leur servir de repère est très très loin de notre propre culture d'adulte. Il y a donc toujours un énorme travail que je vais appeler de compréhension-interprétation parce que tout est à interpréter-comprendre quand on a 2 ou 3 ans. Tous les registres sont à prendre en compte de manière très progressive au fur et à mesure que les enfants grandissent et multiplient leurs repères.
A partir de ces deux caractéristiques, voici quelques illustrations pour la classe.


2 - Illustrations

Le continuum de la PS au CE1 sera pour nous, enseignant, de nous caler en permanence sur des albums dont ils pourront s'emparer. Et ce sont les enfants eux-mêmes qui nous renseignent.

Sous forme très schématique, on a intérêt à avoir en tête que les enfants " travaillent " l'histoire entendue à partir de leur vie affective et " tricotent " ce qui leur va de ce récit.

Le plan de l'affect est TOUJOURS mobilisé par le monde de fiction et parfois il y a aussi d'autres plans qui se nourrissent entre eux : celui d'un moment de vie particulier, celui d'une scène déjà appréciée ou déjà redoutée, celui d'une autre image que celle que j'ai sous les yeux, etc… On bascule alors sur le versant cognitif. Mais, on le sait, plus les enfants sont jeunes, plus le cognitif est lié au psycho-affectif.

Lorsque Bruno Bettelheim a travaillé sur les contes de fée, lorsque René Diatkine a oeuvré pour que l'on lise des histoires aux enfants les plus en détresse, lorsque les collègues de l'AIS, dans les GAPP et les réseaux ont pris l'habitude de lire régulièrement des histoires aux enfants en difficulté scolaire (voir de Peslouan), c'était bien pour insister sur cet apport psycho-affectif irremplaçable que ça procurait aux enfants. La mode du didactique a tendance à nous le faire oublier.

C'est pourquoi je pose comme premier principe de travail en classe, le fait d'instaurer quotidiennement le moment de l'histoire, que nous appelons dans Prog la lecture-cadeau. Toujours au même moment de préférence, et pas à l'heure des mamans. Il s'agit de la lecture intégrale en maternelle, intégrale ou par épisode en fin de cycle 2, d'un album choisi par le maître parce qu'un ou plusieurs des registres mobilisables lui semble(nt) pouvoir aider un ou des enfants à comprendre, s'interroger, réfléchir, rêver… Mais cet " usage " de l'album par des enfants n'est qu'une hypothèse et le maître ne la vérifiera pas : il ne posera pas de question, ne proposera pas de prolongement ; il se contentera d'enregistrer les réactions, s'il y en a.
Ce moment doit rester le jardin secret des enfants.


Par ailleurs, régulièrement, et dès la petite section, nous construisons ce que nous appelons des cycles d'activités favorisant la compréhension de langage écrit.
Soit le maitre anticipe les difficultés de compréhension des enfants et il imagine une suite d'activités (au sens cognitif) qui peuvent aider les enfants.
Soit il rencontre ces difficultés et construis alors un dispositif spécifique pour faire reculer les zones d'incompréhension ou de non-compréhension.

Voici des exemples à différents niveaux.

En Petite section, alors que la maitresse veut absolument obtenir un rappel de récit conforme à ce qu'elle a lu (attention ! ! ! !). Ici c'est l'affect qui mobilise Agnés et la submerge au point de ne pas entrer dans l'histoire.

M1 - est-ce que vous pouvez me raconter l'histoire ?
Cath - (hoche la tête positivement)
Martin1 - oui
M2 - alors vas-y Martin qu'est-ce que tu me racontes alors, qu'est-ce que c'est comme histoire ?
Martin2 - des bébés chouettes (en regardant l'album)
M3 - (balaye le titre du doigt) Bébés chouettes c'est écrit là
(Cath approuve de la tête, Agnès est couchée sur la table)
M4 - et alors, qu'est-ce qui leur arrive à ces bébés chouettes ?
Martin3 - elle veut maman
(Agnès tire le livre vers elle)
M5 - oui et après ?
(Agnès ouvre le livre, choisit très précisément la page de titre et regarde attentivement)
M6 - alors vous voulez pas me la raconter ? vous voulez pas me la lire aussi ?
(Agnès fait " non " de le tête)
Audrey1 - non
(Agnès tourne la page et regarde l'illustration suivante)
M7 - alors attends les enfants ne voient pas (tourne le livre face à elle) vous vous souvenez ?
Audrey2 - Bébés chouettes !
M8 - oui comment s'appellent-ils ? c'est écrit là (montre l'écrit)
vous vous souvenez comment elles s'appellent ces chouettes ?
Agnès1 - la petite sœur
M9 - non elle s'appelle pas la petite sœur
Audrey3 - la grande sœur
Agnès2 - eh ben moi // son petit frère i s'appelle Pauline
M10 - tu as une grande sœur qui s'appelle Pauline, et là, comment …


On remarque qu'Agnès fait le chemin suivant :
fiction ---> émotion ---> expérience passée
On voit que la M essaie de se caler sur ce que dit Agnès. C'est très important ! il ne suffit pas de lui dire " non " ou de dire " qui peut l'aider ? ".

Voici un exemple différent, toujours en Section de Petits, M a lu plusieurs fois Les 3 petits cochons en montrant les images.
Elle demande à Oriana qui a pris sa chaise " tu veux faire la maîtresse ? allez, fais la lecture aux amis ".

Oriana, mai de Petite Section, en tournant les pages une à une:
construit une maison en paille, i construit une maison en briques, i construit encore une maison, ce loup i souffle la maison de le cochon, après l'autre loup i souffle l'autre maison, après i vont tous dans cette maison (montre la couverture de l'album) et le loup i passe par la cheminée

Le plan affectif ne pose pas de problème : peur du loup, gentil vs méchant, gagner vs perdre.
C'est sur le plan cognitif qu'Oriana est en difficulté : la non-permanence des personnages l'empêche de comprendre même les événements, à plus forte raison les relations entre la solidité des matériaux, l'astuce de chacun des cochons et l'opiniâtreté du loup. Les problèmes touchent le code des illustrations d'album (personnage réitéré), la suite de l'histoire avec sa série de causes -conséquences, l'épaisseur psychologique des personnages, la référence aux matériaux paille, bois, brique, inconnus.

Voici un autre chemin tout à fait intéressant.

M a lu plusieurs fois " La marmite de renard " en janvier.
On est en février et M, annonce qu'on doit répondre à une maman qui a écrit. Léopold sourit et dit :
" tu vas la mettre dans ta marmite ? "
Léopold fait le chemin suivant :
expérience présente ---> fiction ---> plaisir de la farce

Léopold montre qu'il a tout à fait saisi l'humour du fin renard. Il a compris bien plus que les références, il est entré dans la psychologie d'un des personnages.

Je voudrais souligner l'importance de ce travail cognitif qui est typique de la tranche d'âge qui nous préoccupe : entre 3 et 7 ans, les enfants comprennent peu à peu que dans les fictions, il y a des personnages qui veulent, craignent, essaient, pensent, disent, pleurent, tremblent, rient… bref, qui ont des sentiments et une pensée.
Ce sont des travaux récents des années 80 qui montrent que les enfants comprennent très lentement que les autres ont une pensée et des sentiments, notamment grâce aux adultes qui peuvent avoir des ressentis différents à propos d'une même situation : j'ai 2 ans, maman me félicite si je construis un pâté en renversant le seau de sable à la plage (" bravo ! "), elle est furieuse si je fais la même chose avec mon yaourt (" oh non !!!! ").
Les chercheurs américains ont appelé " theory of mind " le fait que les E théorisaient peu à peu ce qui se passait dans la tête des autres et dans la leur. On dit " théorie de l'esprit " dans la traduction française.

Si l'école ne prend pas en compte cette compréhension " invisible " elle laisse les enfants hors culture. Car les sentiments des personnages ne sont souvent ni dans le texte ni dans les illustrations. Soit ils nécessitent une activité d'inférence à partir du texte (Boucle d'Or est effrayée et se sauve à son réveil parce que les ours de la forêt sont dangereux, ce ne sont pas des nounours), soit ils sont codés culturellement dans les illustrations (les sourcils baissés signifie la colère).

Voici l'exemple des bulles représentant la pensée de Nono dans " Je mangerais bien une souris " de Claude Boujon.
Dans une MS de ZEP à Gennevilliers où le travail d'explication a été fait, un enfant dit : "i rêve qui voudrait manger une souris c'est pas une vraie, c'est dans son rêve ".
Dans une classe de milieu privilégié où le travail n'a pas été fait, un enfant dit en pointant la bulle en pointillé :
" c'est pas bien ce qu'i z'ont fait les enfants, i z'ont dessiné sur le livre ".

Je viens d'en rencontrer un autre exemple avec des stagiaires qui font leur mémoire sur cette question dans une GS de milieu très favorisé, avec l'album " Léon et Albertine ".
Léon le cochon est amoureux de la poule Albertine qui ne le regarde pas. Il va recueillir les conseils des différents animaux de la ferme. Or si les événements (références : sauter, nager, chanter…. des animaux) sont bien compris, c'est bien plus difficile du coté des sentiments. Léon est amoureux et, dit le texte au début, " ça le met dans tous ses états ". Nombreux sont les enfants qui disent qu'être amoureux c'est se marier et avoir des enfants, et qu'Albertine le met dans tous ses états en l'embêtant….

En GS et plus tard, les problèmes cognitifs peuvent continuer.

Dans " Le secret " d'Anaïs Vaugelade, alors que le chat part en quête d'un secret qui serait à lui, il ramasse des objets divers et se dit chaque fois " non, ça ne va pas, les secrets ce sont des choses qu'on ne doit pas voir ".
Or les enfants de CP - CE1 comprennent souvent l'inverse : le chat cherche un objet qui sera son secret.
Or on peut penser que 2 éléments brouillent la compréhension : d'un coté la théorie de l'esprit (admettre qu'avoir un secret ça peut etre seulement dire à quelqu 'un " j'ai un secret " et ainsi faire pression sur lui psychologiquement) et de l'autre la langue française qui, dans la formule " trouver un secret " utilise le même verbe que pour trouver des objets. Et d'ailleurs, sur 25 E de CE1 en ZEP, à la question
o A ton avis, pourquoi le chat décide-t-il de partir tout seul dans la forêt ?
13 E utilisent le verbe " trouver ", 1 découvrir, 1 voir, 1 chercher
et 4 E utilisent des verbes mentaux : connaître, réfléchir, savoir, avoir dans sa tete.

- Pour trouver un secret. (10)
- Parce qu'il n'a pas trouvé de secret (2).
- Je ne sais pas. (2)
- Parce que c'est son secret. (d'aller en forêt ?)
- Il est triste et il veut trouver un secret.
- Parce que la poule ne veut pas lui dire son secret.
- Pour que la poule ne connaisse pas le secret du chat.
- Pour que la poule ne voie pas le secret du chat.
- Pour réfléchir à un secret.
- Parce qu'il cherche un secret.
- Pour découvrir un secret.
- Pour savoir le secret. (le secret de qui ?)
- Pour avoir un secret dans sa tête.

Quand on est dans une telle situation, nous passons par des jeux-problèmes pour les aider à mobiliser le cognitif qui résiste.

Voici un exemple qui fait suite au cycle " grand cerf " en GS (Prog pages 262-271).
A partir du problème de point de vue par rapport à la pancarte du cerf (qui a écrit quoi à qui ?), la maîtresse propose aux enfants d'écrire d'écrire ce qu'ils croient être sur la pancarte (en dictée à l'adulte la pancarte qui fera peur aux chasseurs). Les premiers essais sont mauvais : " lapin ", " cerf ". C'est le point de vue d'un énonciateur ayant un destinataire en tête qui pose problème : on a un jeu de représentation (un cerf de fiction) de représentation (qui se prend pour un humain écriveur) de représentation (en pensant à son destinataire). Les 3 niveaux sont mobilisés.

La maitresse, sachant que l'histoire de Boucle d'Or est bien connue des enfants, invente et écrit 2 histoires,
- l'une commençant par " il était une fois une petite fille " et se terminant par " elle lit ce qui est écrit sur la porte et elle se sauve en courant pour ne plus jamais revenir ",
- l'autre commençant par " il était une fois trois ours " et se terminant par " tu n'as plus de souci à te faire, personne ne viendra plus dans la maison ".

La maîtresse annonce qu'elle a écrit une histoire à la maison et la lit ' Il était une fois trois ours…
Le lendemain, elle dit qu'elle en a écrit une autre et la lit ' il était une fois une petite fille
Elle ne prononce jamais le nom de Boucle d'Or.

Elle demande aux enfants ce qu'ils pensent de ces 2 histoires

Hakim - c'est la même qu'hier
Côme - pas du tout
Alice - y'a des choses d'une histoire qui dit pas la même chose
Alain - c'est pas la même
Hannah - mais y'a des choses qui se ressemblent
Camille - ça ressemble presque mais ça ressemble pas
Etienne - moi je trouve que ça se ressemble vraiment
Solveig - dans la première histoire y'avait presque les mêmes choses que dans la deuxième
Paul - moi je trouve que l'histoire elle est moitié pareille et moitié pas pareille parce que c'est pas les mêmes mots mais y'a le fauteuil cassé
Benjamin - ouais c'est la moitié qui se ressemble et la moitié qui se ressemble pas
Arthur - dans la première ça parle pas de Boucle d'Or
Etienne - non ça parle que des ours
Camille - oui et la petite fille on la connaît pas, tandis que dans la deuxième c'est Boucle d'Or
Paul, Léopold, Solveig - alors c'est la même !

M - j'ai écrit sur le tableau " c'est la même histoire ? " et j'ai mis un point d'interrogation parce que c'est une question que je vous pose. Les enfants qui pensent " oui, c'est la même histoire ", écrivent leur nom ici, dans cette colonne, où j'ai écrit OUI et ceux qui pensent " non, c'est pas la même histoire " écrivent leur nom dans cette colonne où j'ai écrit NON.

Marius - et ceux qui pensent que c'est presque pareil ?

M - alors y'a un problème, je peux rajouter une feuille, mais qu'est-ce que j'écris dessus ?
Léopold - t'écris " presque la même "

L'enseignante le fait.
Tous les enfants se précipitent sur la dernière feuille.

L'enseignante explique ce qu'elle a fait et explique que tout le monde a raison. C'est la même, pas la même, presque la même.
La classe se répartit en 3/3 dans le vote : c'est la même histoire, pas la même, presque la même. Et tout le monde a raison : la M explique pourquoi.
On est cœur du littéraire puisque les enfants comprennent ici un jeu d'écriture à partir d'une même trame.
Ils ont maintenant des performances métacognitives.

Conclusion

A propos de d'une école où la culture est un apprentissage mutuel, Jérôme Bruner écrit :

" l'école, dans cet exemple, est conçue comme le lieu d'exercice et d'éveil de la conscience quant aux possibilités d'activité mentale commune, et comme un moyen d'acquérir connaissances et compétences. L'enseignant est celui qui, primus inter pares , permet que cela puisse avoir lieu. "
La formule " primus inter pares " est sans doute à comprendre comme un enseignant qui est à la fois, un pair parmi d'autres en tant qu'il a les mêmes capacités mentales, mais aussi premier, au-dessus des élèves parce qu'il a une culture d'adulte, une histoire dans une culture.

Le maître enseigne, les enfants prennent, comprennent, apprennent.

Dans le domaine de la culture littéraire, les maîtres font essentiellement 5 choses, dans leur attitude et dans leur pratique :
- 1 ils donnent : des récits, des lectures aux enfants
- 2 ils recueillent impressions, reformulations, ressentis
- 3 ils traitent ces verbalisations comme les traces d'un langage intérieur que se font les enfants à partir des histoires, des textes et des images
- 4 ce traitement consiste au moins à rebondir pour que l'enfant comprenne que le maître comprend son interprétation, au plus à induire la compréhension de ces mondes fictionnels que l'on construit dans sa tète, par le biais de problèmes à tenter de résoudre
- 5 ils demandent enfin aux enfants de produire eux-mêmes des objets de ce genre, c'est la production d'histoires.
C'est dans cette dernière situation que l'on voit le mieux le réinvestissement personnel des récits, faits par les enfants. Et on ne leur a pas demandé de mémoriser. Seulement d'être là, quand on raconte, ensemble ou à deux.
Dernière remarque : " se caler " sur les enfants, ce n'est ni exploiter un album ni construire des parcours adultes de lecture. Ce sont deux malentendus possibles.

Et au cycle 2

- il ne faut surtout pas abandonner le moment quotidien de la lecture-cadeau ! ! ! C'est ce qui leur donne envie de lire peu à peu tout seuls !
- tous les moments de lecture individuelle doivent être centrés sur le SENS et pas sur le bruitage des petites unités qui ne correspondent qu'à un moyen technique. On est obligés d'entraîner les enfants, dès le premier jour de CP, à toujours se demander " qu'est-ce qu'il dit cet écrit ? ". Cette question permanente est le cœur de l'apprentissage de la lecture et il vient en continuité avec ce que les enfants ont appris à faire en maternelle (traiter de l'écrit pour en comprendre quelque chose). Et lorsqu'ils viennent de décomposer [o-r-a-z-] il ne faut pas oublier de leur reposer la question : ils doivent pourvoir dire "orage" en regardant ailleurs que sur l'écrit pour que ça fasse sens.
- le CE1 étant l'année des écarts les plus importants dans les performances des enfants, on peut différencier en donnant de véritables tâches " littéraires " aux plus performants (écrire un passage qui va à l'intérieur d'un texte, ajouter un portrait à l'intérieur d'un texte), voire métacognitives (inventer des questions de compréhension pour les copains). Pendant ce temps, le maître est libre pour continuer d'accompagner les enfants prioritaires dans la conquête cognitive de la compréhension des textes.