Or si on a affaire à des enfants qui ont entre 2 et 7
ans, on est obligés de tenir compte de cette donnée
de leur âge. Tout ce qui peut leur servir de repère
est très très loin de notre propre culture d'adulte.
Il y a donc toujours un énorme travail que je vais appeler
de compréhension-interprétation parce que tout est
à interpréter-comprendre quand on a 2 ou 3 ans.
Tous les registres sont à prendre en compte de manière
très progressive au fur et à mesure que les enfants
grandissent et multiplient leurs repères.
A partir de ces deux caractéristiques, voici quelques illustrations
pour la classe.
2 - Illustrations
Le continuum de la PS au CE1 sera pour nous, enseignant, de nous
caler en permanence sur des albums dont ils pourront s'emparer.
Et ce sont les enfants eux-mêmes qui nous renseignent.
Sous forme très schématique, on a intérêt
à avoir en tête que les enfants " travaillent
" l'histoire entendue à partir de leur vie affective
et " tricotent " ce qui leur va de ce récit.
Le plan de l'affect est TOUJOURS mobilisé par le monde
de fiction et parfois il y a aussi d'autres plans qui se nourrissent
entre eux : celui d'un moment de vie particulier, celui d'une
scène déjà appréciée ou déjà
redoutée, celui d'une autre image que celle que j'ai sous
les yeux, etc
On bascule alors sur le versant cognitif.
Mais, on le sait, plus les enfants sont jeunes, plus le cognitif
est lié au psycho-affectif.
Lorsque Bruno Bettelheim a travaillé sur les contes de
fée, lorsque René Diatkine a oeuvré pour
que l'on lise des histoires aux enfants les plus en détresse,
lorsque les collègues de l'AIS, dans les GAPP et les réseaux
ont pris l'habitude de lire régulièrement des histoires
aux enfants en difficulté scolaire (voir de Peslouan),
c'était bien pour insister sur cet apport psycho-affectif
irremplaçable que ça procurait aux enfants. La mode
du didactique a tendance à nous le faire oublier.
C'est pourquoi je pose comme premier principe de travail en classe,
le fait d'instaurer quotidiennement le moment de l'histoire, que
nous appelons dans Prog la lecture-cadeau. Toujours au même
moment de préférence, et pas à l'heure des
mamans. Il s'agit de la lecture intégrale en maternelle,
intégrale ou par épisode en fin de cycle 2, d'un
album choisi par le maître parce qu'un ou plusieurs des
registres mobilisables lui semble(nt) pouvoir aider un ou des
enfants à comprendre, s'interroger, réfléchir,
rêver
Mais cet " usage " de l'album par
des enfants n'est qu'une hypothèse et le maître ne
la vérifiera pas : il ne posera pas de question, ne proposera
pas de prolongement ; il se contentera d'enregistrer les réactions,
s'il y en a.
Ce moment doit rester le jardin secret des enfants.
Par ailleurs, régulièrement, et dès la petite
section, nous construisons ce que nous appelons des cycles d'activités
favorisant la compréhension de langage écrit.
Soit le maitre anticipe les difficultés de compréhension
des enfants et il imagine une suite d'activités (au sens
cognitif) qui peuvent aider les enfants.
Soit il rencontre ces difficultés et construis alors un
dispositif spécifique pour faire reculer les zones d'incompréhension
ou de non-compréhension.
Voici des exemples à différents niveaux.
En Petite section, alors que la maitresse veut absolument obtenir
un rappel de récit conforme à ce qu'elle a lu (attention
! ! ! !). Ici c'est l'affect qui mobilise Agnés et la submerge
au point de ne pas entrer dans l'histoire.
M1 - est-ce que vous pouvez me raconter l'histoire ?
Cath - (hoche la tête positivement)
Martin1 - oui
M2 - alors vas-y Martin qu'est-ce que tu me racontes alors,
qu'est-ce que c'est comme histoire ?
Martin2 - des bébés chouettes (en regardant
l'album)
M3 - (balaye le titre du doigt) Bébés chouettes
c'est écrit là
(Cath approuve de la tête, Agnès est couchée
sur la table)
M4 - et alors, qu'est-ce qui leur arrive à ces bébés
chouettes ?
Martin3 - elle veut maman
(Agnès tire le livre vers elle)
M5 - oui et après ?
(Agnès ouvre le livre, choisit très précisément
la page de titre et regarde attentivement)
M6 - alors vous voulez pas me la raconter ? vous voulez pas
me la lire aussi ?
(Agnès fait " non " de le tête)
Audrey1 - non
(Agnès tourne la page et regarde l'illustration suivante)
M7 - alors attends les enfants ne voient pas (tourne le livre
face à elle) vous vous souvenez ?
Audrey2 - Bébés chouettes !
M8 - oui comment s'appellent-ils ? c'est écrit là
(montre l'écrit)
vous vous souvenez comment elles s'appellent ces chouettes
?
Agnès1 - la petite sur
M9 - non elle s'appelle pas la petite sur
Audrey3 - la grande sur
Agnès2 - eh ben moi // son petit frère i s'appelle
Pauline
M10 - tu as une grande sur qui s'appelle Pauline, et
là, comment
On remarque qu'Agnès fait le chemin suivant :
fiction ---> émotion ---> expérience passée
On voit que la M essaie de se caler sur ce que dit Agnès.
C'est très important ! il ne suffit pas de lui dire "
non " ou de dire " qui peut l'aider ? ".
Voici un exemple différent, toujours en Section de Petits,
M a lu plusieurs fois Les 3 petits cochons en montrant les images.
Elle demande à Oriana qui a pris sa chaise " tu
veux faire la maîtresse ? allez, fais la lecture aux amis
".
Oriana, mai de Petite Section, en tournant les pages une à
une:
construit une maison en paille, i construit une maison en briques,
i construit encore une maison, ce loup i souffle la maison de
le cochon, après l'autre loup i souffle l'autre maison,
après i vont tous dans cette maison (montre la couverture
de l'album) et le loup i passe par la cheminée
Le plan affectif ne pose pas de problème : peur du loup,
gentil vs méchant, gagner vs perdre.
C'est sur le plan cognitif qu'Oriana est en difficulté
: la non-permanence des personnages l'empêche de comprendre
même les événements, à plus forte raison
les relations entre la solidité des matériaux, l'astuce
de chacun des cochons et l'opiniâtreté du loup. Les
problèmes touchent le code des illustrations d'album (personnage
réitéré), la suite de l'histoire avec sa
série de causes -conséquences, l'épaisseur
psychologique des personnages, la référence aux
matériaux paille, bois, brique, inconnus.
Voici un autre chemin tout à fait intéressant.
M a lu plusieurs fois " La marmite de renard " en janvier.
On est en février et M, annonce qu'on doit répondre
à une maman qui a écrit. Léopold sourit et
dit :
" tu vas la mettre dans ta marmite ? "
Léopold fait le chemin suivant :
expérience présente ---> fiction ---> plaisir
de la farce
Léopold montre qu'il a tout à fait saisi l'humour
du fin renard. Il a compris bien plus que les références,
il est entré dans la psychologie d'un des personnages.
Je voudrais souligner l'importance de ce travail cognitif qui
est typique de la tranche d'âge qui nous préoccupe
: entre 3 et 7 ans, les enfants comprennent peu à peu que
dans les fictions, il y a des personnages qui veulent, craignent,
essaient, pensent, disent, pleurent, tremblent, rient
bref,
qui ont des sentiments et une pensée.
Ce sont des travaux récents des années 80 qui montrent
que les enfants comprennent très lentement que les autres
ont une pensée et des sentiments, notamment grâce
aux adultes qui peuvent avoir des ressentis différents
à propos d'une même situation : j'ai 2 ans, maman
me félicite si je construis un pâté en renversant
le seau de sable à la plage (" bravo ! "), elle
est furieuse si je fais la même chose avec mon yaourt ("
oh non !!!! ").
Les chercheurs américains ont appelé " theory
of mind " le fait que les E théorisaient peu à
peu ce qui se passait dans la tête des autres et dans la
leur. On dit " théorie de l'esprit " dans la
traduction française.
Si l'école ne prend pas en compte cette compréhension
" invisible " elle laisse les enfants hors culture.
Car les sentiments des personnages ne sont souvent ni dans le
texte ni dans les illustrations. Soit ils nécessitent une
activité d'inférence à partir du texte (Boucle
d'Or est effrayée et se sauve à son réveil
parce que les ours de la forêt sont dangereux, ce ne sont
pas des nounours), soit ils sont codés culturellement dans
les illustrations (les sourcils baissés signifie la colère).
Voici l'exemple des bulles représentant la pensée
de Nono dans " Je mangerais bien une souris " de Claude
Boujon.
Dans une MS de ZEP à Gennevilliers où le travail
d'explication a été fait, un enfant dit : "i
rêve qui voudrait manger une souris c'est pas une vraie,
c'est dans son rêve ".
Dans une classe de milieu privilégié où le
travail n'a pas été fait, un enfant dit en pointant
la bulle en pointillé :
" c'est pas bien ce qu'i z'ont fait les enfants, i z'ont
dessiné sur le livre ".
Je viens d'en rencontrer un autre exemple avec des stagiaires
qui font leur mémoire sur cette question dans une GS de
milieu très favorisé, avec l'album " Léon
et Albertine ".
Léon le cochon est amoureux de la poule Albertine qui ne
le regarde pas. Il va recueillir les conseils des différents
animaux de la ferme. Or si les événements (références
: sauter, nager, chanter
. des animaux) sont bien compris,
c'est bien plus difficile du coté des sentiments. Léon
est amoureux et, dit le texte au début, " ça
le met dans tous ses états ". Nombreux sont les
enfants qui disent qu'être amoureux c'est se marier et avoir
des enfants, et qu'Albertine le met dans tous ses états
en l'embêtant
.
En GS et plus tard, les problèmes cognitifs peuvent continuer.
Dans " Le secret " d'Anaïs Vaugelade, alors que
le chat part en quête d'un secret qui serait à lui,
il ramasse des objets divers et se dit chaque fois " non,
ça ne va pas, les secrets ce sont des choses qu'on ne doit
pas voir ".
Or les enfants de CP - CE1 comprennent souvent l'inverse : le
chat cherche un objet qui sera son secret.
Or on peut penser que 2 éléments brouillent la compréhension
: d'un coté la théorie de l'esprit (admettre qu'avoir
un secret ça peut etre seulement dire à quelqu 'un
" j'ai un secret " et ainsi faire pression sur
lui psychologiquement) et de l'autre la langue française
qui, dans la formule " trouver un secret " utilise le
même verbe que pour trouver des objets. Et d'ailleurs, sur
25 E de CE1 en ZEP, à la question
o A ton avis, pourquoi le chat décide-t-il de partir tout
seul dans la forêt ?
13 E utilisent le verbe " trouver ", 1 découvrir,
1 voir, 1 chercher
et 4 E utilisent des verbes mentaux : connaître, réfléchir,
savoir, avoir dans sa tete.
- Pour trouver un secret. (10)
- Parce qu'il n'a pas trouvé de secret (2).
- Je ne sais pas. (2)
- Parce que c'est son secret. (d'aller en forêt ?)
- Il est triste et il veut trouver un secret.
- Parce que la poule ne veut pas lui dire son secret.
- Pour que la poule ne connaisse pas le secret du chat.
- Pour que la poule ne voie pas le secret du chat.
- Pour réfléchir à un secret.
- Parce qu'il cherche un secret.
- Pour découvrir un secret.
- Pour savoir le secret. (le secret de qui ?)
- Pour avoir un secret dans sa tête.
Quand on est dans une telle situation, nous passons par des jeux-problèmes
pour les aider à mobiliser le cognitif qui résiste.
Voici un exemple qui fait suite au cycle " grand cerf "
en GS (Prog pages 262-271).
A partir du problème de point de vue par rapport à
la pancarte du cerf (qui a écrit quoi à qui ?),
la maîtresse propose aux enfants d'écrire d'écrire
ce qu'ils croient être sur la pancarte (en dictée
à l'adulte la pancarte qui fera peur aux chasseurs). Les
premiers essais sont mauvais : " lapin ", " cerf
". C'est le point de vue d'un énonciateur ayant un
destinataire en tête qui pose problème : on a un
jeu de représentation (un cerf de fiction) de représentation
(qui se prend pour un humain écriveur) de représentation
(en pensant à son destinataire). Les 3 niveaux sont mobilisés.
La maitresse, sachant que l'histoire de Boucle d'Or est bien
connue des enfants, invente et écrit 2 histoires,
- l'une commençant par " il était une fois
une petite fille " et se terminant par " elle lit ce
qui est écrit sur la porte et elle se sauve en courant
pour ne plus jamais revenir ",
- l'autre commençant par " il était une fois
trois ours " et se terminant par " tu n'as plus de souci
à te faire, personne ne viendra plus dans la maison ".
La maîtresse annonce qu'elle a écrit une histoire
à la maison et la lit ' Il était une fois trois
ours
Le lendemain, elle dit qu'elle en a écrit une autre et
la lit ' il était une fois une petite fille
Elle ne prononce jamais le nom de Boucle d'Or.
Elle demande aux enfants ce qu'ils pensent de ces 2 histoires
Hakim - c'est la même qu'hier
Côme - pas du tout
Alice - y'a des choses d'une histoire qui dit pas la même
chose
Alain - c'est pas la même
Hannah - mais y'a des choses qui se ressemblent
Camille - ça ressemble presque mais ça ressemble
pas
Etienne - moi je trouve que ça se ressemble vraiment
Solveig - dans la première histoire y'avait presque
les mêmes choses que dans la deuxième
Paul - moi je trouve que l'histoire elle est moitié
pareille et moitié pas pareille parce que c'est pas les
mêmes mots mais y'a le fauteuil cassé
Benjamin - ouais c'est la moitié qui se ressemble et
la moitié qui se ressemble pas
Arthur - dans la première ça parle pas de Boucle
d'Or
Etienne - non ça parle que des ours
Camille - oui et la petite fille on la connaît pas, tandis
que dans la deuxième c'est Boucle d'Or
Paul, Léopold, Solveig - alors c'est la même !
M - j'ai écrit sur le tableau " c'est la même
histoire ? " et j'ai mis un point d'interrogation parce que
c'est une question que je vous pose. Les enfants qui pensent "
oui, c'est la même histoire ", écrivent leur
nom ici, dans cette colonne, où j'ai écrit OUI et
ceux qui pensent " non, c'est pas la même histoire
" écrivent leur nom dans cette colonne où j'ai
écrit NON.
Marius - et ceux qui pensent que c'est presque pareil ?
M - alors y'a un problème, je peux rajouter une feuille,
mais qu'est-ce que j'écris dessus ?
Léopold - t'écris " presque la même
"
L'enseignante le fait.
Tous les enfants se précipitent sur la dernière
feuille.
L'enseignante explique ce qu'elle a fait et explique que tout
le monde a raison. C'est la même, pas la même, presque
la même.
La classe se répartit en 3/3 dans le vote : c'est la même
histoire, pas la même, presque la même. Et tout le
monde a raison : la M explique pourquoi.
On est cur du littéraire puisque les enfants comprennent
ici un jeu d'écriture à partir d'une même
trame.
Ils ont maintenant des performances métacognitives.
Conclusion
A propos de d'une école où la culture est un apprentissage
mutuel, Jérôme Bruner écrit :
" l'école, dans cet exemple, est conçue comme
le lieu d'exercice et d'éveil de la conscience quant aux
possibilités d'activité mentale commune, et comme
un moyen d'acquérir connaissances et compétences.
L'enseignant est celui qui, primus inter pares , permet que cela
puisse avoir lieu. "
La formule " primus inter pares " est sans doute à
comprendre comme un enseignant qui est à la fois, un pair
parmi d'autres en tant qu'il a les mêmes capacités
mentales, mais aussi premier, au-dessus des élèves
parce qu'il a une culture d'adulte, une histoire dans une culture.
Le maître enseigne, les enfants prennent, comprennent,
apprennent.
Dans le domaine de la culture littéraire, les maîtres
font essentiellement 5 choses, dans leur attitude et dans leur
pratique :
- 1 ils donnent : des récits, des lectures aux enfants
- 2 ils recueillent impressions, reformulations, ressentis
- 3 ils traitent ces verbalisations comme les traces d'un langage
intérieur que se font les enfants à partir des histoires,
des textes et des images
- 4 ce traitement consiste au moins à rebondir pour que
l'enfant comprenne que le maître comprend son interprétation,
au plus à induire la compréhension de ces mondes
fictionnels que l'on construit dans sa tète, par le biais
de problèmes à tenter de résoudre
- 5 ils demandent enfin aux enfants de produire eux-mêmes
des objets de ce genre, c'est la production d'histoires.
C'est dans cette dernière situation que l'on voit le mieux
le réinvestissement personnel des récits, faits
par les enfants. Et on ne leur a pas demandé de mémoriser.
Seulement d'être là, quand on raconte, ensemble ou
à deux.
Dernière remarque : " se caler " sur les enfants,
ce n'est ni exploiter un album ni construire des parcours adultes
de lecture. Ce sont deux malentendus possibles.
Et au cycle 2
- il ne faut surtout pas abandonner le moment quotidien de la
lecture-cadeau ! ! ! C'est ce qui leur donne envie de lire peu
à peu tout seuls !
- tous les moments de lecture individuelle doivent être
centrés sur le SENS et pas sur le bruitage des petites
unités qui ne correspondent qu'à un moyen technique.
On est obligés d'entraîner les enfants, dès
le premier jour de CP, à toujours se demander " qu'est-ce
qu'il dit cet écrit ? ". Cette question permanente
est le cur de l'apprentissage de la lecture et il vient
en continuité avec ce que les enfants ont appris à
faire en maternelle (traiter de l'écrit pour en comprendre
quelque chose). Et lorsqu'ils viennent de décomposer [o-r-a-z-]
il ne faut pas oublier de leur reposer la question : ils doivent
pourvoir dire "orage" en regardant ailleurs que sur
l'écrit pour que ça fasse sens.
- le CE1 étant l'année des écarts les plus
importants dans les performances des enfants, on peut différencier
en donnant de véritables tâches " littéraires
" aux plus performants (écrire un passage qui va à
l'intérieur d'un texte, ajouter un portrait à l'intérieur
d'un texte), voire métacognitives (inventer des questions
de compréhension pour les copains). Pendant ce temps, le
maître est libre pour continuer d'accompagner les enfants
prioritaires dans la conquête cognitive de la compréhension
des textes.